LORSQU’EN février 1972 Nixon prit l’avion pour Pékin, les peuples crurent à l’avènement d’une ère nouvelle. L’Asie communiste et le capitalisme occidental se tendaient la main. On allait s’entendre par-dessus toutes les différences. La véritable pacification du monde commençait.
La réalité était autre. Le voyage de Nixon avait deux buts cachés, dont le premier n’était connu que de Brejnev et d’Elisabeth II, et le second de lui seul…
Il s’agissait d’abord d’essayer de deviner – ce dont il ne pouvait évidemment pas charger Kissinger – si Mao avait, oui ou non, pris du JL3. Sa santé éclatante, sa « longue nage » dans le Yang Tsé Kiang, à un âge où les hommes moyens sont juste capables de supporter un bain de pieds, ses éclipses suivies de réapparitions joufflues, inquiétaient les « Grands » depuis plusieurs années. De Gaulle, le premier, se demanda si le chef de la Chine n’avait pas fait comme Kennedy. Et s’il l’avait fait, ce n’était certainement pas en courant le risque de contaminer son peuple, qu’il avait déjà grand-peine à maintenir dans des limites de croissance hors desquelles le guettait la famine. S’il s’était permis de prendre du JL3, c’était parce que ses biologistes avaient trouvé le moyen de juguler le virus et de supprimer la contagion. Il fallait savoir…
De Gaulle, officiellement, reconnut la Chine communiste, et fit informer Mao, de façon discrète, qu’il ne refuserait pas une invitation à se rendre à Pékin. Il était certain, s’il se trouvait en face du chef chinois, de deviner. Mais l’invitation ne vint pas.
Quand il se retira à Colombey, de Gaulle fit connaître ses pensées, au sujet de Mao à Nixon, à Brejnev et à Elisabeth II, déposant sur leurs épaules le fardeau de son inquiétude. Puis il mourut.
Nixon prit le relais. Il lui fallut plus de deux ans pour s’ouvrir la route de Pékin. Quand arriva enfin le moment de s’envoler vers la capitale chinoise, un autre souci, peut-être encore plus effrayant, était venu s’ajouter à celui légué par de Gaulle. Les rapports de ses services d’espionnage, et les photos transmises par le satellite fixe placé au-dessus du territoire chinois, que le Pentagone « exploitait » dans un service d’urgence au lieu de les envoyer dans l’océan des archives, aboutissaient aux mêmes conclusions : la Chine préparait quelque chose.
Au sud-est de Nanchang, une région grande comme un quart du Texas était en pleine transformation. Une multitude d’ouvriers y construisait des pistes, des voies ferrées, des hangars démesurés, creusait des canaux, des souterrains et des silos. Le Pentagone avait sauté immédiatement à la conclusion qu’il s’agissait d’un vaste champ de tir de fusées intercontinentales destinées aux U.S.A. ou à la Russie, ou aux deux. Et trois cent douze missiles nucléaires avaient été détournés de leur objectif primitif et braqués vers le sud de Nanchang …
Nixon avait laissé faire. On ne sait jamais … Mais il craignait autre chose. Au moment où les U.S.A. abandonnaient le programme Apollo, où l’U.R.S.S. ralentissait la fréquence de ses Luna, la Chine n’allait-elle pas prendre brusquement le relais et placer le monde devant une gigantesque surprise spatiale ? Il était bien étrange qu’elle n’eût pas fait jusqu’à présent la moindre tentative hors de l’atmosphère, et qu’elle n’eût manifesté aucune curiosité envers les planètes. La rapidité avec laquelle elle avait réalisé la construction des bombes A et H montrait bien que ce n’était pas le problème de la technique qui la retenait. Quant au prix de revient, en République Populaire Chinoise, cette expression n’avait pas de sens.
Nixon s’était plongé dans l’histoire de la Chine, et avait appris que les Chinois avaient été les premiers astronomes, avant les Chaldéens eux-mêmes, et des milliers d’années avant l’Occident. Comme ils avaient été les premiers inventeurs de fusées, les premiers à sonder les mystères profonds de la Terre avec leurs sismographes à billes, les premiers à connaître les vraies lignes de force du corps humain, qui ne sont ni les nerfs, ni les os, ni les artères, ni les muscles, mais les axes selon lesquels l’ovule fécondé se divise et se déplie pour devenir un organisme achevé. Ces traces des plis et des charnières du fœtus, profondément marquées dans la chair de l’individu, sont ce que les acupuncteurs nomment les méridiens, qui laissent les physiologistes occidentaux déroutés et perplexes.
Il n’était pas vraisemblable qu’avec un tel passé la Chine se désintéressât de la course à l’espace. Il était beaucoup plus probable qu’avec toute sa puissance et son secret, elle fût en train de préparer quelque fantastique départ qui laisserait dans la poussière les cosmonautes russes et les astronautes américains. Les dimensions des préparatifs surpris par le satellite étaient fantastiques. Mais l’enjeu l’était aussi. Tout en synchronisant, depuis l’entrevue Krouchtchev-Kennedy de Vienne, leurs efforts vers l’espace, les dirigeants russes et américains savaient qu’un jour ou l’autre un choix serait fait par l’histoire, c’est-à-dire par le bloc qui serait le plus fort ou le plus habile au moment voulu : le système solaire serait communiste ou capitaliste.
Mais depuis qu’il avait vu les photos de la région sud de Nanchang, Nixon se demandait si l’option ne serait pas différente : le système solaire serait blanc ou jaune…
Il était décidé, en homme d’affaires américain, à poser carrément la question à Mao, aussi bien en ce qui concernait l’espace que le JL3. Il avait, pendant deux ans, étudié le chinois. Il en savait assez pour prononcer quelques phrases précises et pour comprendre une réponse réduite à oui ou à non. Il savait d’ailleurs que Mao parlait un peu l’anglais. C’était dans cette langue qu’il échangeait avec lui, par le téléphone direct, les quelques paroles rendues parfois nécessaires par les événements qui concernaient l’île.
Mais pendant son séjour en Chine, du 21 au 28 février 72, il ne put obtenir de Mao une seule minute d’entretien en tête à tête. Le président chinois prétendit en souriant ne pas comprendre l’anglais et ne voulut jamais se séparer de son interprète. Nixon ne pouvait évidemment pas parler du JL3 devant ce dernier. Et comment, en sa présence, faire état de ses renseignements sur la région sud de Nanchang ? C’eût été faire perdre la face à Mao que l’obliger à connaître, devant un tiers, que son territoire était espionné, ce qu’il n’ignorait nullement.
Nixon trouva pourtant l’occasion de lui dire, au cours d’une conversation, sous la forme d’une plaisanterie :
— Je me demande si vous voyez rouge la nuit…
Mao sourit jusqu’aux oreilles et dit quelques mots que l’interprète traduisit fièrement :
— La Chine est rouge ! la nuit comme le jour !…
Quand le président des États-Unis rentra dans son pays, il n’en savait pas plus long qu’à son départ. Les travaux du Sud-Nanchang préparaient peut-être la plus grande base de départ d’engins spatiaux du monde, ou peut-être, simplement, l’infrastructure d’une région industrielle, ou un nouveau système d’irrigation…
Quant à la santé de Mao, elle lui avait paru un peu trop belle pour être normale. Mais peut-être, demain, apprendrait-on sa mort subite…
Il décida de s’entretenir de tout cela avec Brejnev. L’antagonisme capitalisme-marxisme devait s’effacer devant l’éventualité de l’implantation de bases chinoises dans les planètes et de la transformation du système solaire en une fourmilière jaune. La solidarité blanche devait jouer.
De retour à Washington, Nixon téléphona à Brejnev. Trois mois après, il était à Moscou.